Friday, September 7, 2007

Un producteur expulse un prêtre

La Presse

Les propriétaires de la ferme FraiseBec ont appelé la police, mardi soir, pour expulser un prêtre qui était venu visiter les 138 travailleuses guatémaltèques et mexicaines de cette entreprise du nord de Montréal, considérée comme le plus important producteur de fraises au Canada.

«Les travailleurs migrants souffrent d’isolement dans bien des fermes, mais cela semble particulièrement évident chez FraiseBec», dit le père Clément Bolduc, qui visite les travailleurs agricoles migrants de la région de Montréal. (Photo Ivanoh Demers, La Presse)
«Les travailleurs migrants souffrent d’isolement dans bien des fermes, mais cela semble particulièrement évident chez FraiseBec», dit le père Clément Bolduc, qui visite les travailleurs agricoles migrants de la région de Montréal.
Photo Ivanoh Demers, La Presse

Vers 20h, après leur retour des champs, le père Clément Bolduc, des Missions étrangères, s'est rendu avec sa voiture jusqu'à leurs logements, installés dans une série de bâtiments dissimulés derrière un ruisseau et une rangée d'arbres, à environ 500 mètres de la route, à Sainte-Anne-des-Plaines.

Des travailleuses sont venues à sa rencontre et se sont mises à parler avec lui et les deux personnes qui l'accompagnaient, dont un journaliste de La Presse. Nous leur avons demandé si elles pouvaient quitter la ferme à leur guise: elles ont répondu que cela leur était strictement interdit, à moins d'avoir une autorisation de leurs patrons. Qu'arriverait-il si elles ignoraient cette consigne? «Oh là lè, c'est impossible, a répondu l'une d'elles. On serait congédiées et renvoyées dans notre pays.»

Les femmes ont invité le père Bolduc à les suivre dans un des bâtiments, qui abrite les cuisines. Une quarantaine de travailleuses, manifestement curieuses et peu habituées à recevoir de la visite, ont afflué vers la salle commune. Le prêtre, qui parle couramment l'espagnol, s'est présenté à elles et a expliqué qu'il visitait les travailleurs agricoles latino-américains depuis une dizaine d'années dans la région de Montréal.

Deux ou trois minutes plus tard, une des propriétaires, Isabelle Charbonneau, a surgi dans la pièce. Furieuse, elle a exigé le départ immédiat du missionnaire, du journaliste et du troisième visiteur, Roberto Nieto, ami du père Bolduc qui est déjà allé au Guatemala pour rencontrer des employées de FraiseBec.

«Vous êtes sur une propriété privée! a crié Mme Charbonneau. Vous devez avoir notre autorisation pour venir ici. Partez immédiatement!» Le père Bolduc a répondu que les travailleuses étaient chez elles et que c'était à elles de décider si elles voulaient que les visiteurs s'en aillent. Or, rien ne montrait que c'était le cas.

Mme Charbonneau est partie et a laissé un contremaître sur place. MM. Bolduc et Nieto ont interrogé les femmes sur leurs conditions de travail, s'enquérant entre autres de leur santé. D'abord nerveuses, elles se sont détendues petit à petit, puis elles se sont mises à chanter en choeur avec le prêtre: «Alabaré, alabaré, alabaré a mi Señor!» (Je louerai le Seigneur!)

Pendant qu'elles chantaient, deux policiers de Terrebonne, suivis de Mme Charbonneau, sont apparus dans la porte et ont demandé aux visiteurs de quitter les lieux. Au cours d'un entretien, hier, Mme Charbonneau a répété que les visiteurs devaient avoir l'autorisation des propriétaires pour aller rencontrer les travailleuses, et cela afin d'assurer leur sécurité. De son côté, le père Bolduc a rappelé qu'il avait tenté de voir ces femmes, en 2002, mais qu'il avait été chassé, même après avoir obtenu une autorisation auprès d'un membre de la famille des propriétaires.

«Je m'étais présenté avec deux religieuses, a-t-il raconté. Mme Charbonneau était arrivée au bout d'une quinzaine de minutes et nous avait expulsés. Deux mois plus tard, je suis retourné chez FraiseBec avec un séminariste: nous avons tenté d'avoir une autorisation de visite, mais on nous l'a refusée. De toute façon, depuis quand faut-il l'autorisation du propriétaire pour visiter des locataires?»

En vertu du Code civil, toute personne qui occupe un logement ne lui appartenant pas est considérée comme un locataire: qu'il soit signé ou non, «le bail est présumé lorsqu'une personne occupe les lieux avec la tolérance du propriétaire». Le Code stipule que le propriétaire doit «procurer la jouissance paisible» du logement à son locataire, ce qui, selon la Charte des droits, comprend le respect de sa vie privée.

Les avocats consultés par La Presse, y compris à la Régie du logement, ont souligné qu'un propriétaire n'a rien à dire sur les visites faites à ses locataires, peu importe qu'il soit leur employeur. Les travailleuses guatémaltèques, qui sont majoritaires, payent un loyer chez FraiseBec. Les Mexicaines n'en paient pas, mais cela ne change rien à leur statut de locataire.

«Presque tous les travailleurs migrants souffrent d'isolement dans les fermes du Québec, mais cela semble particulièrement évident chez FraiseBec, a dit le père Bolduc, hier. La situation de ces femmes m'apparaît totalement anormale.»

Mme Charbonneau a nié que les travailleuses ne pouvaient quitter la ferme sans l'autorisation des propriétaires. Mais elle a reconnu que ceux-ci contrôlaient toutes les visites. «Ce sont des femmes, nous sommes responsables de leur sécurité et nous devons les protéger», a-t-elle dit. Hier, elle a assuré au père Bolduc qu'ils lui donneraient l'autorisation d'aller visiter les travailleuses, s'il la demandait. «Soyons optimistes, a dit le prêtre: c'est une ouverture.»

http://www.cyberpresse.ca/article/20070830/CPACTUALITES/708300382/5358/CPPRESSE